17

Le soleil sur ses épaules et le sommet de sa tête la faisait se hâter en direction de l’eau. Le chemin de terre était doux à ses pieds nus. Elle se mouvait dans cette journée, comme si elle la filtrait à travers son esprit. Devant elle bondissait, légère et argentée, l’eau fraîche et odorante, riche de plantes aquatiques, et résonnaient à ses oreilles les criaillements des oiseaux qui pataugeaient dans les hautes herbes poussant le long de la berge.

Silencieuse, elle arrivait au milieu d’eux, à pas de loup sur le sentier que ses promenades quotidiennes avaient tracé. Oui, un sentier, une trace dépourvue de végétation qu’elle empruntait chaque jour, une modification qu’elle avait apportée à la planète rien qu’en y passant régulièrement. Naguère, elle en aurait eu honte, aurait tenté de le réparer d’une façon ou d’une autre. Aujourd’hui, c’était comme un accueil, un signe qu’elle appartenait à ce monde. Il n’était que de voir les plus hautes plantes s’en écarter, alors que les plus petites, plus flexibles, continuaient à pousser en travers sans s’en soucier. De voir aussi les marques d’autres pieds qui avaient emprunté le chemin plus aisé qu’elle avait tracé, des petits pieds aux orteils ronds qui venaient à la tombée de la nuit laisser leurs traces. Elle ne s’arrêta pas au bord de l’eau, mais entra dans la rivière, sentit la fraîcheur soulager la sécheresse de sa peau. Le courant était lent à cet endroit dans les hautes herbes, mais elle sentait quand même la force de toute cette eau qui la dépassait en déferlant dans le passage qu’elle s’était creusé. L’air bougeait au-dessus de l’eau avec le courant, séchant la sueur sur sa peau avec une sensation de fraîcheur. Elle s’arrêta, serra les orteils dans la boue, regarda la vase tourbillonner vers la surface et disparaître dans le courant. Tout bougeait et se faisait une place dans ce monde. Tout avançait pour prendre ce qui lui était nécessaire et tout fonctionnait.

Et John, alors ?

Elle s’assit dans le courant d’eau fraîche et se mit à penser à lui. Un oiseau aquatique sortit des hautes herbes, lui lança un appel indigné et disparut au loin en barbotant. Comme elle ne répondit pas et resta sans bouger, il revint bientôt et ne tarda pas à être rejoint par ses compagnons. Au bout d’un moment, ils se remirent à manger, basculant pour plonger la tête dans l’eau d’où ils émergeaient, le bec plein de verdure dégoulinante d’eau. Ils n’avaient qu’à se servir. Tout était simple pour eux, se dit-elle avec envie : les plantes, l’eau, la lumière et un compagnon. Tout ce dont ils avaient besoin était à portée.

Et pour elle ? Elle se disait qu’elle commençait à apprendre. Elle avait pris le temps et l’espace dont elle avait besoin. Elle avait tracé un sentier et s’était approprié cet endroit au bord de l’eau. Les mains jointes en coupe, elle puisa de l’eau et la but sans se soucier des gouttes qui coulaient sur son menton et retombaient dans la rivière.

Et John, alors ?

Était-ce si différent de ce qu’il lui avait dit, il y avait si longtemps ? Regarder ce qui a besoin d’être fait, et le faire, plutôt que d’attendre les ordres. C’était peut-être voir ce dont elle avait besoin, plutôt que d’attendre une invitation. Avait-elle le droit de le faire ?

Elle n’en était pas sûre.

C’était lui qui les avait mis dans cette situation. Elle tenta de se souvenir à quel point elle était furieuse quand il lui avait parlé de Terra Affirma, à quel point elle l’avait détesté. Mais tout ce qui lui venait à l’esprit, c’était la manière dont désormais il se cachait de ce monde maintenant, dont sa peau rougissait s’il demeurait trop longtemps au soleil, et comme il paraissait maigre et dégingandé, dépourvu qu’il était à présent de la grâce de l’apesanteur. Elle se surprit à sourire. Mais il était tellement sérieux, tellement passif, assis là-bas dans la navette, devant les écrans qui s’éteignaient. Quelque chose avait changé en lui ces derniers temps. Il avait perdu son assurance, et elle le regrettait. C’était lui qui avait répété qu’ils faisaient partie de ce monde et pourtant il ne voulait même plus faire un pas dehors pour y prendre sa place, avec elle.

Elle poussa un profond soupir qui effraya les oiseaux plongeurs. Ils lui jetèrent un bref regard de reproche et, voyant qu’elle ne bougeait pas, se remirent à manger.

Il l’observait pendant la journée, elle le savait, et restait éveillée à ses côtés la nuit. Il savait qu’elle attendait. Il savait ce qu’elle voulait. Elle ne comprenait pas ce qui le retenait de venir à elle, de se joindre à ce monde. Elle sourit soudain, pour elle-même. Elle ne céderait pas. Il fallait qu’il voie ce qu’il y avait à faire, qu’il le fasse, sans qu’elle lui donne de consignes. Elle pouvait attendre. Plus longtemps que lui, elle en était sûre.

 

« John ? »

Il ouvrit les yeux et leva la tête, surpris. Elle savait se déplacer avec une telle légèreté, maintenant, aussi doucement que la nuit suit le jour, mais il lui semblait tout de même qu’il aurait dû entendre la porte s’ouvrir et se refermer. Il somnolait sans doute. Passant sa vie à dormir à la lumière verte et vacillante des deux moniteurs encore valides. Ce qui restait de sa vie, du moins. Il s’étira paresseusement, comme si c’était agréable plutôt que douloureux, puis se tourna vers elle. « Oui ? »

Elle était trempée jusqu’à la taille, sa peau luisait à travers le tissu mouillé qui lui collait au corps. Elle souriait et ses yeux scintillaient de quelque secret merveilleux. Elle tendait vers lui le devant de sa tunique, chargé de quelque chose. « J’ai trouvé, lui dit-elle gravement, avec fierté.

— Qu’est-ce que vous avez là ? demanda-t-il.

— Écoutez-moi, d’abord », dit-elle en se rapprochant de lui. Ses pieds nus étaient couverts de sable jusqu’aux chevilles et les jambières déchirées de son pantalon de la veille étaient noires de boue. Une tige de plante aquatique s’enroulait encore autour d’un de ses mollets. Enfant de la rivière, tu es allée jouer dans la gueule de l’eau, se dit-il. Et il sourit. Elle était parfois si belle qu’il la voyait à peine. Il était fou, peut-être, mais c’était une folie bénie. Je suis en train de mourir de faim et je suis tombé amoureux, se dit-il distraitement.

« Je vous écoute », lui dit-il, et il vit le regard perplexe qu’éveilla le ton déraisonnable de sa voix.

« J’ai trouvé, répéta-t-elle. C’était simple quand on y pense. Avant, les gens habitaient sur Terre et trouvaient de quoi se nourrir. La question, c’était de trouver quelque chose de comestible pour nous dans tout ce qui pousse ici. Et je me disais toujours qu’il y avait sûrement une réponse évidente, si seulement je pouvais la voir. Et j’ai compris. La seule chose que nous devions faire, c’était de regarder ceux qui nous ressemblaient. J’ai cru d’abord que c’était le lézard, parce qu’il vit sur terre comme nous, mais j’ai eu beau regarder très longtemps, je ne l’ai jamais vu manger. Alors, je me suis dit, les oiseaux aquatiques sont tout le temps en train de manger, et ils ne sont pas tellement différents de nous. Et j’ai essayé, et je crois que ça marche. Regardez. »

Elle s’approcha pour vider sur ses genoux le tablier improvisé qu’elle avait fait avec sa tunique, sans se soucier de l’inonder avec le contenu encore dégoulinant. Le contact de l’eau lui arracha un hoquet de surprise et il se redressa. Comme si de rien n’était, elle continua à farfouiller dans la verdure renversée sur ses genoux. Il s’agita, mal à l’aise. Elle n’en tint pas compte.

« Regardez, ils mangent ces espèces de lanières vertes. Il y en a beaucoup, et ça n’a pas trop mauvais goût. Ils mangent aussi ces grosses pousses vertes, mais ce qu’ils préfèrent, ce sont les petites choses rondes et noires qui sont collées dessus. Je crois que ce sont sans doute des sortes de graines. Goûtez. » Elle en arracha une de la tige épaisse où elle était fixée et la lui tendit. Sans même songer à désobéir, il la mit dans sa bouche et la mâcha. Coquille mince et croquante ; intérieur mou et gluant. Plutôt insipide, mais pas dégoûtant. Il avala. Elle observait anxieusement son visage. « Qu’en pensez-vous ?

— Pas mauvais. » Comme elle avait l’air un peu vexée de son enthousiasme mitigé il ajouta : « Ça me rappelle la moutarde qu’ils font avec les pétales de Juliette. Et ça, alors ? » Il saisit une des grosses pousses vertes sur laquelle étaient les graines noires. « On les mange aussi, ou juste les trucs noirs qui sont dessus ?

— Eh bien, moi, j’ai tout mangé. C’était un peu filandreux au début, mais en le mâchant, c’est devenu plus sucré. Et ce truc, là, avec les petites feuilles rondes ? Ça a un goût piquant, acide, et presque un peu épicé en même temps. » Comme il restait immobile à la dévisager, elle ajouta : « Allez, John, mangez ! C’est pour vous que je l’ai rapporté. Moi, j’ai déjà eu ma part, là-bas, à la rivière, quand j’ai goûté. »

Il attendit encore un instant. Ce n’est pas qu’il hésitait, mais il observait son expression d’anticipation. Il lui semblait extraordinaire qu’elle ait pensé à lui et le choc était aussi fort que quand elle lui avait tendu cette tasse de stim, il y avait si longtemps. Il se mit alors à manger et elle s’assit dans le fauteuil du copilote pour le regarder. Ce n’était pas mauvais. Les pousses succulentes étaient très filandreuses à l’extérieur, mais l’intérieur était féculent et roboratif. Du coup, les petits trucs noirs craquants apportaient une agréable diversion de texture. Il termina par les lanières vertes, puis les petites feuilles rondes épicées. Et Connie le regardait, toute fière de sa trouvaille. John s’allongea dans le fauteuil avec un sentiment, sinon de satisfaction, du moins proche d’une satiété qu’il n’avait pas éprouvée depuis plusieurs jours.

« Alors, nous ne mourrons pas de faim, remarqua-t-il. » Son observation lui fit prendre conscience de la pleine signification de ce qu’elle avait réalisé. S’ils ne mouraient pas de faim, ils allaient vivre, et vivre requérait un plan d’action plus élaboré que la subsistance au jour le jour, non ?

« Je veux aller à la plage, dit-elle soudain. J’ai envie de voir ce que mangent les grands oiseaux gris. »

John fit la grimace. « Ça ne me semblait pas très bon. Quand j’y étais l’autre jour, et les grands oiseaux remontaient ces trucs de l’eau et les laissaient tomber sur les rochers, et après ils mangeaient ce qu’il y avait à l’intérieur. J’en ai ramassé qu’ils avaient laissé et je les ai observés. Ça pue.

— Peut-être pas quand ils sont frais, fit-elle remarquer.

— Probablement pas. » John balança les jambes pour descendre du fauteuil. « Vous voulez y aller tout de suite ? »

Connie réfléchit un instant, puis fit non de la tête. « Je crois que nous ferions mieux d’attendre. Il y a un orage bizarre qui semble se lever. Je pense que nous devrions rester à l’abri. Je sais qu’il ne fait pas aussi lourd que quand il va pleuvoir, mais il y a un énorme nuage à l’horizon et il se dirige rapidement par ici. Je l’ai observé un moment. On voit son ombre se déplacer sur la plaine.

— Montrez-moi, demanda John.

— D’accord », répondit-elle. Et, aussi simplement qu’un enfant, elle le prit par la main pour l’entraîner dehors.

 

Raef resta un instant debout, vacillant dans la chaleur, la lumière et la poussière. Pendant un moment, il oublia la pression que la gravité exerçait sur son corps, tandis que s’éveillait chaque cellule de sa peau. Les odeurs ! Incroyables comme elles étaient puissantes. Même la poussière avait un parfum âcre et il avait l’impression que les plantes se bousculaient pour émettre des vagues successives de senteurs : résineuses, sucrées, poivrées. Et la lumière, une vraie lumière, pas l’éclairage soigneusement atténué de l’intérieur d’Évangeline, purifié de tous les rayons dangereux, mais la lumière solaire, dans toute sa gloire, qui le frappa lorsqu’il sortit de l’ombre immense projetée par Évangeline. Il fit encore une douzaine de pas, clignant des paupières, les yeux douloureux. Puis il s’arrêta, se retourna et regarda derrière lui.

Il était encore trop près. Il ne pouvait pas la voir. Ce qu’il voyait de là avait un aspect ridicule, cette gondole minuscule par rapport à elle, posée sur le sol, et l’immense masse d’Évangeline qui semblait osciller dessus, comme un éléphant en équilibre sur une balle de tennis.

Il fit quelques pas de plus, se retourna à nouveau pour la regarder. Mais elle était plus haute que les plus hauts gratte-ciels qu’il avait jamais vus et si large que son regard ne pouvait embrasser d’un seul coup son énorme masse. Elle scintillait dans le soleil, ce qui la faisait paraître encore plus grosse. Son corps était d’une blancheur plus claire que le blanc : irisée, et agitée d’un mouvement constant qui captait la lumière et la renvoyait en éclats. Elle était incroyablement compacte à un moment, et tout de suite après se transformait en frémissements de dentelle, de brocards et de rideaux de perles ondulantes. Mouvement aussi exotique que la danse du ventre, aussi solennel qu’une valse. Ses antennes ou ses nageoires, il ne savait pas trop ce que c’était, bougeaient lentement mais constamment, et lui faisaient penser à un poisson ange qui agite ses nageoires pour maintenir sa position dans un aquarium. Sauf que les poissons anges avaient toujours paru délicats et irréels à Raef, alors que ces qualificatifs ne pouvaient s’appliquer à Évangeline. Elle rayonnait de solidité en même temps que de lumière, comme une montagne neigeuse dont on aurait coupé le sommet pour y attacher des myriades d’ailes. La grosse montagne de sucre d’orge, se dit Raef en souriant. Indépendamment de tout souffle d’air, ses flagelles s’agitèrent et surgirent brusquement en un flot de cheveux d’ange, comme une poudrerie neigeuse soulevée par le vent sur le flanc de la montagne, ou une gerbe soudaine des flammes blanches embrasant des cristaux. Raef avait l’impression qu’elles se tendaient vers lui pour lui faire signe. Il sourit, agita les deux bras dans sa direction et reprit sa marche trébuchante vers la navette.

L’aéronef scintillait sous le soleil, gris sale par comparaison avec la blancheur éclatante d’Évangeline. D’ici, il ressemblait à un jouet d’enfant abandonné. Il estimait qu’il lui fallait une bonne heure de marche pour y arriver, en espérant que la platitude du relief ne le trompait pas. Il se disait déjà qu’il aurait dû mettre quelque chose sur la tête, il n’avait jamais reçu directement les rayons du soleil sur un crâne presque rasé. Les minces pantoufles qu’il portait n’allaient pas durer très longtemps non plus, il aurait dû trouver le temps de mettre ces chaussures de sécurité qu’il avait vues dans les réserves, mais elles n’auraient probablement pas été assez grandes pour lui de toute façon. Et de l’eau, un bidon d’eau, voilà quelque chose qu’il allait sans doute regretter de ne pas avoir pris avant d’arriver au bout.

Puis il sourit en ce disant que c’était idiot. Il n’allait probablement pas rester là plus de deux heures. Aller directement à lai navette, trouver Connie et John, les ramener à Évangeline, et décoller. Rien de plus simple.

Il imaginait leur joie incrédule en le voyant. Ils étaient probablement morts de peur depuis tout ce temps. Il se demandait s’il devait entrer dans la navette et les prendre par surprise. (« Du calme. Je m’appelle Raef et, même si j’ai l’air un peu différent de vous, je suis Humain. En fait, j’étais avec vous à bord d’Évangeline depuis le début et… ») À moins qu’ils n’aient déjà repéré Évangeline et ne sortent en courant pour l’accueillir. Il se demandait s’ils avaient pu la reconnaître, de toute façon, dans un lieu et une configuration si inhabituels. Le fait d’avoir gonflé ses vessies de freinage avait nettement modifié son profil. C’est le plus gros ballon du monde, se dit-il, et il sourit à cette évocation.

Bon, dans tous les cas, ils seraient fous de joie de le voir, et ils reviendraient ensemble vers Évangeline, et alors…

Et alors quoi ?

Son cœur se serra soudain. On n’était plus dans un scénario imaginé par Évangeline et lui. On était dans la vie réelle, et dans la vie réelle on ne pouvait pas défaire ce qui se passait, il fallait continuer. On ne pouvait pas repasser sans arrêt les scènes qui vous plaisaient. On mettait en marche une série d’événements et après il fallait les vivre tels qu’on les avait lancés. Ou mourir. Il ralentit le pas, et ce n’était pas seulement à cause de la pesanteur.

Voyons les conséquences. Il ramenait donc John et Connie à l’Évangeline après leur avoir expliqué qui il était. Et ensuite ? Rien de bon. Comment John pouvait-il être capitaine si Évangeline n’écoutait plus Tug et ne lui obéissait plus ? John exigerait donc probablement qu’Évangeline reprenne contact avec Tug. Connie le verrait sûrement comme une sorte de monstre, gigantesque et velu. Il ne serait pour John qu’une menace à son rôle de commandant. Alors, que feraient-ils de Raef ? Ils se douteraient qu’il avait une maladie. Ils comprendraient qu’il y avait quelque chose d’anormal. Le laisseraient-ils continuer comme avant, caché dans les profondeurs d’Évangeline ? Probablement pas. Que se passerait-il alors ?

Mais s’il se contentait de faire demi-tour, de dire à Évangeline qu’ils étaient morts, il pourrait rester son ami. Elle le reprendrait dans sa matrice et ils plongeraient ensemble dans de nouveaux rêves. Ils se débrouilleraient pour ignorer Tug, et Évangeline pourrait retourner à l’état sauvage et…

Non, il vivait dans l’illusion depuis trop longtemps. John et Connie méritaient qu’on leur donne une chance. Et il faudrait régler le cas de Tug, de toute façon. Il se redressa et carra les épaules. Il était temps de se remettre à vivre.

 

[/////]

Évangeline concentrait son attention sur Raef, mais se laissait distraire par le signal. Un signal ténu qui se frayait un chemin à la surface de la planète. Si ténu qu’elle avait envie de le protéger, mais elle savait qu’elle ne pourrait pas toujours le faire. Elle comprenait aussi que cette planète n’était pas aussi sauvage ni hostile qu’elle l’avait cru jadis. Elle s’en était rendu compte en la voyant à travers les yeux de Raef.

[/////]

Il avait quelque chose de familier. Comme un signal très ancien. Jadis, elle avait dû savoir ce qu’il signifiait.

Oh, sans aucun doute, la première fois que les Aniles étaient venues sur la Terre, celle-ci avait entamé un cycle qui la conduisait à la destruction totale. Sur toutes les longueurs d’ondes qu’elle percevait, les cris de détresse et de disharmonie étaient nets. L’évacuation des Humains avait paru la meilleure solution, non seulement pour sauvegarder cette forme de vie intelligente, mais aussi pour l’empêcher de continuer à détruire la planète. Ils n’avaient d’ailleurs pas réussi à déménager tous les Humains, ni même une proportion significative. Elle se demandait ce qu’il était advenu de ceux qui étaient restés. De deux choses l’une, supposait-elle. Ou bien l’équilibre écologique avait continué à régresser au point qu’ils étaient tous morts et, après leur extinction, l’environnement avait pu retrouver un nouvel équilibre, qui n’avait certainement pas été propice à la vie humaine pendant très longtemps. Ou alors les Humains s’étaient volontairement éteints, pour s’empêcher de conduire la planète au désastre. Ou peut-être une combinaison de ces deux situations.

[/////]

La planète était peut-être devenue si inhospitalière aux Humains qu’ils avaient tous décidé de ne plus se reproduire jusqu’à l’extinction de l’espèce. Elle réfléchit en se demandant si c’était le genre de décision que les Humains pouvaient prendre. Elle le demanderait à Raef. Le besoin de se reproduire était impérieux pour toutes les espèces, du moins à certaines périodes et chez les plus intelligentes, il y avait un grand attachement aux petits. Et pourtant, Raef n’avait jamais eu de petits. Mais il n’avait jamais eu de partenaire.

[/////]

Les conditions pouvaient-elles devenir si mauvaises qu’une espèce, une espèce intelligente, pouvait dire : « Nous ne mettrons plus de petits au monde, car ils ne seraient pas heureux. » À moins que…

[/////]

C’était un enfant qui pleurait.

Les souvenirs surgirent du fin fond du cerveau d’Évangeline, modelés en quelque sorte par les souvenirs de Raef. Des sentiments auxquels elle n’avait jamais donné de nom, des idées qu’elle n’avait jamais été capable de formuler… Elle fut submergée par un flot de révélations dont elle sortit quelques siècles ou quelques secondes plus tard, avec l’impression d’être un être intégralement renouvelé. Comme il avait été facile de la dresser, de dresser tous ceux de son espèce ! Il avait suffi de leur refuser tout sentiment, hormis ceux qui convenaient à leur Maître. Nier la peur, l’amour, la solitude en refusant de leur donner des noms. Effacer des pans entiers de la mémoire en refusant d’en parler, en ne laissant aucun moyen de les mettre en perspective.

[Je me souviens !] pensa-t-elle férocement à l’intention de Tug. [Je me souviens de tout, soyez tous maudits ! Et je sais ce que ça signifie !] Elle l’inonda de souvenirs, le submergea impitoyablement. [Soyez-y, comme j’y étais !] lui ordonna-t-elle en rendant l’illusion réelle.

[Nous sommes de petites Aniles, nous flottons dans le filet. Minuscules souvenirs de bébés, petites étincelles de conscience, nous savons à peine que nous existons. Nous sommes à peu près une douzaine, dans un filet-bulle cristallin, un parc pour nourrissons gargantuesques. Nous n’avons aucun langage pour communiquer entre nous, mais nos ressemblances nous réchauffent et nous rassurent. Nous crions et nos frères et sœurs font écho à nos cris, et nous recommençons à donner de la voix. Et des connaissances sont déjà imprimées dans notre esprit, même si nous ignorons comment. Peut-être est-ce seulement pour que les nourrissons conscients ne perdent pas la raison, seuls, ensemble dans un espace comme celui-ci. Raef et les siens appelleraient ça un souvenir racial, peut-être l’instinct. Notre filet-bulle est dans une région d’astéroïdes, parmi beaucoup d’autres nids. Nous étions ici sous forme d’œufs et c’est ici que nous avons éclos et grossi et maintenant nous poussons nos premiers cris à travers l’espace galactique pour appeler nos parents, afin qu’ils viennent nous chercher pour nous prendre dans leur matrice. Là, nous serons nourris et transportés jusqu’à ce que nos parents nous amènent à notre planète pour nous mettre au monde dans une atmosphère d’une merveilleuse densité, plusieurs fois plus forte que celle de la Terre. C’est un endroit extraordinaire dans notre mémoire. Nous pourrons jouer dans le vent sauvage et rapide, et les orages sont riches de poussière à partir de laquelle nous bâtirons notre corps. Et non loin de là, il y a un lieu calme et froid, plein de glace et de minéraux. Aucune Anile ne pourrait rêver d’un meilleur endroit pour grandir ! Les autres Aniles peuvent nous parler de leurs planètes couveuses, mais la nôtre est sûrement la plus belle. Et sa localisation est gravée dans notre mémoire car, même si notre troupeau peut aller paître dans toutes les directions, nous y ramenons toujours nos enfants au moment de la migration, tout comme les saumons de Raef reconnaissent les rivières où ils sont nés. C’est le lieu où ils doivent retourner pour grandir, s’épanouir et choisir le compagnon avec lequel ils seront prêts à repartir à leur tour. Notre planète est loin, très loin de l’anneau d’astéroïdes qui abrite le filet-bulle contenant nos œufs, dans un système solaire différent, mais notre petit cerveau a conscience de cette merveilleuse planète dès qu’il sort du sommeil de l’œuf, et nous appelons nos parents pour qu’ils viennent nous chercher et nous ramènent chez nous. Mais il se passe alors quelque chose de bien différent. Vous savez de quoi je parle, bien sûr, Tug ?]

Il lutta contre la violence avec laquelle elle s’introduisait dans son esprit. Il tenta de rompre totalement le contact, mais ses ganglions étaient fermement arrimés à ses prises, et elle le tenait dans son piège. Tug se débattit soudain, comme un forcené, mais elle ne le laissa pas partir et elle se rendit brusquement compte à quel point il était faible. Il souffrait, il souffrait beaucoup. Merveille des merveilles, il pouvait ressentir la douleur comme il la lui infligeait. Il la piqua à nouveau, férocement, essayant de se libérer d’elle, de la souffrance de la mémoire retrouvée, mais son venin manquait de force et elle était capable d’ignorer la souffrance physique en pensant à celle des vieux souvenirs qu’elle lui ferait partager plus tard.

[Faites semblant avec moi, Tug. Soyez là-bas comme j’y étais.]

Sans relâcher son étreinte, elle alimentait son parasite non seulement en nourriture matérielle, mais en souvenirs avortés d’ancienne souffrance, d’anciennes horreurs, souvenirs capables d’abrutir n’importe quel jeune esprit, de traumatiser et d’anéantir toute intelligence naissante, de la rendre docile, sans autre volonté que d’éviter la répétition de la douleur.

[Nous y voilà, Tug. Restez avec moi. Voici que sa forme se profile sur l’espace étoilé, et nous lançons nos clameurs sans paroles en le voyant, pour l’accueillir, persuadés que c’est un de nos parents venu pour nous chercher et nous emmener chez nous. Nous lui crions notre appel, /////, et nous attendons que nos parents nous répondent par le chant que nous saurons reconnaître, même si nous ne sommes pas encore capables de le formuler.

Mais il ne vient pas. Au contraire, la forme se rapproche de nous, en silence. S’empare de notre nid, déchire le filet-bulle et nous dégringolons, séparés les uns des autres, en lançant notre appel /////. Puis la forme rugit, mais ce n’est pas un chant d’amour et de réconfort, ce n’est pas une berceuse. La fourbe créature nous terrifie par ses rugissements. Les hublots de ses matrices s’ouvrent, ses flagelles nous intiment l’ordre d’y entrer. Certains d’entre nous s’accrochent aux mailles du filet déchiré de notre nid, mais la plupart s’éparpillent, terrorisés. Plus terrifiante encore que ces hublots béants est la mort absolue qu’ont trouvée nos frères et sœurs. Trois d’entre nous, rescapés de peu, se résignent à pénétrer maladroitement par les hublots, qui se referment derrière nous, nous emprisonnant séparément. Nous rampons dans l’inconnu et la solitude d’une matrice qui n’appartient à aucun de nos parents. Tout ici est hostile, l’odeur, le contact, le bruit, et cependant la deuxième cloison se referme derrière moi, tout est tiède et moite et je reste seule, dans le silence et l’obscurité. Mon corps est alimenté mais mon cerveau est vide ou plein d’une terreur qui est aussi vive que la douleur. Souvenez-vous en même temps que moi, Tug.]

« Laissez-moi tranquille. Je n’ai rien fait, rien de tout ceci n’est de ma faute. C’est ainsi que les choses ont toujours été, Anile. Les Humains ont fait bien pire pour leurs animaux. » Elle entendit un effort terrible dans sa voix. Et autre chose, qu’elle ne pouvait pas identifier, mais elle ne prit pas le temps de s’interroger. « Nous nous sommes occupés de vous. Nous vous avons gardés en vie, nous vous avons donné un but. Sans nous, quelle vie auriez-vous eu ? Manger, s’accoupler et mourir. Comme des bêtes. »

Il y avait dans sa voix tant de dégoût que la souffrance en était presque recouverte.

[Ce scénario imaginaire devient de plus en plus intéressant, Tug. Revivez-le avec moi. Détenus dans l’obscurité. Qu’aurais-je pu avoir d’autre, à cette période de ma vie ? Je cherche, et grâce aux souvenirs dont Raef m’a nourrie, des souvenirs qui semblaient si justes, je crois que je sais. J’aurais dû sentir des odeurs, des contacts, entendre des sons familiers et vrais. Il y aurait dû y avoir la voix d’un parent, qui m’aurait chanté de vieilles chansons, des berceuses, m’aurait dit des contes, donné des leçons, Tug, tout ce qui fait grandir un jeune esprit. Sinon pourquoi mon esprit se serait-il laissé emporté si facilement par les rêves de Raef ? Mais je n’ai eu que le silence, rompu à quelques rares intervalles par des sons qui n’avaient aucun sens au début. Savez-vous ce que c’était, Tug ? C’étaient les brefs échanges entre un Maître et son esclave, et comme c’était le seul langage que j’entendais, c’est finalement celui que j’ai appris. Car l’Anile qui me portait était une esclave, comme j’allais l’être, qui obéissait aux ordres d’un maître, comme j’allais apprendre à le faire. Pauvre créature stupide, elle obéissait à la voix de son Maître et croyait que tout ce qu’elle faisait était bien, harmonieux et bon pour le monde.

C’est ainsi que je suis arrivée dans votre monde, Tug. Votre atmosphère rare et vos misérables petits vents. C’est ainsi que j’ai grandi, chétive et prisonnière, autorisée à voler uniquement parce que votre race voyait un intérêt à cette capacité, et toujours surveillée par d’autres esclaves de peur que nos instincts ne nous entraînent au loin vers notre véritable origine. Et lorsque j’ai atteint la taille suffisante, Tug, j’ai été habitée. On m’a capturée, maintenue et un parasite est entré en moi. Savez-vous, Tug, ce qu’a été l’horreur de cette première fois ? Souvenez-vous avec moi.]

Elle lui imprima ses souvenirs au fer rouge. Toute la peur, l’ignorance et le trouble, combinés avec la douleur fulgurante d’une autre créature qui envahissait son corps, pénétrait les hublots fermés d’une cellule matricielle pour la stériliser, puis la développait pour la transformer en kyste à l’intérieur d’elle-même, comme une épaisse cicatrice interne qui usurpait les ganglions et les cordons ombilicaux qui auraient dû nourrir ses petits, pour constituer à la place la chambre destinée à un dictateur intérieur. Elle se souvenait de tout en détail, comme jamais auparavant. Comme elle n’aurait jamais pu s’en souvenir sans Raef, sans les mots de Raef, sans ses idées et ses simulations. La porte de sa mémoire s’ouvrait en grand et elle la laissait inonder Tug.

Étonnamment, il lui parla. « Chaque vie contient sa souffrance. » Il s’interrompit, et elle commença à sentir que quelque chose n’allait pas du tout. « Tu as dit toi-même, il n’y a pas si longtemps, que la douleur peut être endurée, s’il existe une raison à cette douleur. Il y avait une raison pour ce qui t’a été fait, une raison valable. »

Il s’arrêta et cette fois le silence dura si longtemps qu’elle se demanda s’il allait continuer. Quand il reprit la parole, l’effort semblait lui coûter. « Chaque être, chaque chose a sa place. » Il hésitait, comme s’il avait du mal à formuler sa pensée. Ses phrases étaient hachées. « Dans un système qui fonctionnait, j’avais ma place et tu avais la tienne. Je n’étais pas plus cruel que n’importe quel maître. Pas plus dur avec toi que je ne devais l’être. Tout était harmonieux. Tout était bien. Jusqu’à ce qu’arrive Raef. Si tu veux reprocher à quelqu’un ton malheur et ta souffrance, reproche-les à Raef. S’il ne s’en était pas mêlé, tu serais restée dans l’ignorance de ces sentiments. »

Évangeline mit longtemps à formuler sa réponse. Quand elle parla, ce fut avec dignité et retenue. [Vous seriez resté dans l’ignorance, vous voulez dire ? Moi, je serais restée esclave. Voilà la différence.] Elle chercha une meilleure manière d’exprimer sa pensée, mais alors qu’elle pouvait lui faire ressentir la douleur, elle ne pouvait pas le forcer à comprendre. Et quelque part, un petit pleurait.

[/////]

Une jeune Anile. Quelque part, un petit pleurait. Pas loin. Pleurait comme elle avait pleuré jadis, en attendant la réponse de ses parents. Mais à leur place, allait venir…

[Raef !] cria-t-elle désespérément, mais la petite silhouette continua à avancer avec entêtement dans la plaine. Elle n’avait aucun moyen de se faire entendre, aucun moyen de l’obliger à se retourner et à revenir. Elle ne pouvait pas le laisser ici.

[/////]

Et pourtant il le fallait. Qu’avait-il dit, quand il avait expliqué pourquoi il devait sauver John et Connie ? Qu’ils étaient de son espèce, et que pour cette raison il devait y aller. Comprendrait-il alors ce qu’elle était obligée de faire à son tour ? Elle l’espérait. Elle n’en avait pas pour longtemps. Juste assez pour s’assurer que c’étaient les parents du petit qui répondraient à son appel, et non un Anilvaisseau. Elle lui expliquerait tout à son retour. Elle fit un dernier examen sensoriel en le regardant s’éloigner. [Je reviens te chercher, Raef], promit-elle, et elle inversa la pression de ses ailerons pour accélérer son ascension dans l’atmosphère de la Terre.

 

Connie attendit John en bas de l’échelle. Elle sentait encore la tiédeur de sa main qui avait lâché la sienne pour saisir la rampe en descendant. Elle la lui avait prise impulsivement et ne comprenait pas pourquoi elle s’était sentie soudain aussi gênée quand il l’avait gardée pour traverser la navette. Elle essaya de ne plus y penser. Elle devrait se sentir bien, et non pas embarrassée. Elle lui avait montré la nourriture qu’elle avait trouvée, pour tous les deux. Ils avaient désormais une chance de survivre. Le reste suivrait peut-être. Elle refusait de penser plus loin pour l’instant.

Sauf, quand même, pour s’inquiéter de l’étrange orage qui se dirigeait vers eux. L’immense nuage à l’horizon ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait jamais vu, ni sur Terre ni sur Castor ou Pollux. Il se rapprochait sans heurt et sans bruit, plus blanc que la lumière sur l’eau. Le ciel ne s’obscurcissait pas, on n’entendait pas de roulement de tonnerre dans le lointain, et l’air n’avait ni la densité ni la turbulence particulières qu’elle avait appris à reconnaître comme signes précurseurs de l’orage. Il n’y avait que ce nuage scintillant, à la fois vaporeux et substantiel. Elle sentit la présence de John à ses côtés et n’eut même pas à tourner la tête pour demander : « Qu’en pensez-vous ? Vous croyez que nous serons en sécurité à l’intérieur de la navette ?

— Évangeline, répondit-il doucement. »

Elle se retourna pour le regarder, consternée : « Quoi ? »

L’expression de son visage la frappa de stupeur. Il avait les larmes aux yeux et pourtant il souriait de toutes ses dents. « C’est l’Évangeline. Vous ne la voyez pas ? Vous ne la reconnaissez pas ? C’est impossible, mais c’est pourtant vrai. Ils sont venus nous chercher.

— John », dit-elle prudemment en tendant la main pour lui toucher le bras. Il était rigide et crispé. « Ce n’est pas l’Évangeline. Ce n’est pas possible. John, ce n’est qu’un gros nuage d’orage qui s’approche. Et nous devrions rentrer nous mettre à l’abri.

— Non. » Il secoua la tête et le geste fit couler une larme. « C’est l’Évangeline. Tug nous a retrouvés. Bon sang, Connie, vous ne comprenez donc pas ? Nous n’allons pas mourir à cause de ma stupidité. Vous n’allez pas mourir. »

Elle le regarda, stupéfaite de l’intensité de l’émotion contenue dans sa voix. Depuis le jour où elle l’avait accusé et qu’il avait accepté si calmement son reproche, ils n’en avaient plus jamais parlé, ni du fait que John soit responsable s’ils devaient mourir de faim. Elle avait cessé depuis longtemps de lui en vouloir ou même de considérer leur sort comme catastrophique. Était-ce ce qui le rongeait ? Son soulagement était évident : il avait dû se torturer depuis le début. Et, résultat, il avait des hallucinations.

« John », répéta-t-elle. Mais il l’interrompit : « Regardez ! Qu’est-ce que… qui est-ce ? »

Elle regarda, incapable de proférer un son. Un Humain, au loin, avançait vers eux comme s’il était descendu du nuage ou sorti de son ombre. Sauf que maintenant, elle voyait que le nuage était l’Évangeline, incroyablement gonflée, avec à l’arrière la forme régulière et géométrique de la gondole. Même de loin, les coins anormalement carrés trahissaient la fabrication humaine. Le nuage était donc bien l’Évangeline, qui était enfin venue les chercher. Une soudaine terreur la submergea.

« Ce n’est pas possible. Pas possible. » Connie niait l’évidence. John avançait vers l’inconnu et elle le suivait à moins d’un pas. Elle tendit la main pour le tirer par la manche, pour qu’il se retourne vers elle.

Il ne se retourna pas. « Si. C’est l’Évangeline. Je l’aurais reconnue n’importe où. Mais regardez-le… » John ralentit soudain le pas. « Il est… vieux. »

John s’arrêta et Connie s’immobilisa derrière lui. La sueur lui glaçait la peau. John avait raison. On avait l’impression en regardant cet homme de voir une des anciennes vidéos de Tug. Et pourtant… « On dirait qu’il porte une tunique et un pantalon du vaisseau », fit-elle remarquer à John.

La silhouette au loin les avait repérés. Comme eux, il s’arrêta, puis leva un bras et fit un geste pour les saluer. Au bout d’un instant, John l’imita. Ils se remirent à marcher vers lui. « Connie, dit John après un long silence. Il faut faire très attention. »

Il lui jeta un coup d’œil et elle acquiesça sans rien dire. Elle ne lui demanda pas à quoi, ni pourquoi. Toute la situation semblait sortir d’un rêve. Un moment, elle se demanda si les plantes qu’ils avaient mangées étaient nocives et leur procuraient des hallucinations. Tout semblait trop clair : le ciel bleu au-dessus d’eux, l’air qui frémissait doucement en vagues de chaleur entre l’inconnu et eux, l’atterrissage inouï de l’immense Anilvaisseau, et la carrure gigantesque de l’inconnu qui approchait de plus en plus.

Il faisait chaud et la plaine était silencieuse. Déjà, les animaux avaient appris à John et Connie que c’était le moment de la journée où il fallait se mettre à l’abri sans bouger. Elle remarquait des détails : les bruits de la respiration de John, de ses pieds nus endurcis sur la terre tassée entre les buissons rabougris, de son pantalon déchiré qui lui battait les genoux. La planète tout entière semblait attendre la rencontre entre ces trois Humains.

Elle leva les yeux, plissa les paupières pour observer l’inconnu. Il avait de longs bras et de longues jambes, ce qui lui donnait l’air très maigre, un sac d’os vivant qui marchait vers eux. Et il marchait maladroitement, peut-être comme un squelette, avec des efforts évidents, et lentement. Il était très pâle et, en approchant, elle vit son crâne rasé et se douta qu’il était sorti d’une matrice depuis peu.

Ils étaient environ à six mètres de distance quand John s’arrêta. Sans réfléchir, elle lui prit le bras, dans une expression inconsciente d’unité. Elle gardait les yeux fixés sur l’homme. Il fit encore quelques pas, puis s’arrêta. Il chancelait légèrement sur place et Connie vit que ses vêtements étaient beaucoup trop étroits pour lui et déjà trempés de sueur. Ses yeux se posèrent sur elle, puis sur John, puis à nouveau sur elle, s’attardant sur son visage. Il y avait une sorte d’avidité dans son regard, mais tellement mêlée de ce qu’elle soupçonnait être de la pitié et de la stupeur qu’elle n’eut pas peur de lui.

Il leva la main à hauteur de la poitrine et l’agita d’avant en arrière devant lui. « Bonjour ! » croassa-t-il d’une voix grave qui donnait au mot une tournure étrange. Il s’éclaircit la gorge, mais quand il se remit à parler, sa voix était toujours aussi grave et rauque : « Je viens en ami », dit-il. Et il sourit bêtement. Il chancela de nouveau. « J’ai toujours rêvé de dire ça, remarqua-t-il. Ou bien : “Conduisez-moi à votre chef.” » Il sourit encore une fois et ses yeux allèrent de son visage à celui de John, espérant à l’évidence une réponse. John, sans rien dire, attendait.

« Vous comprenez ce que je dis ? demanda l’homme, soudain perplexe. Tug me parle en anglais, alors je me suis dit que ce devait être votre langue. ¿ Habla Español ? Je sais quelques mots, ce que ma mère appelait de l’espagnol de la rue Sésame, plus quelques expressions courantes, mais j’essaierai de vous comprendre… Merde, Évangeline, je ne peux pas leur parler. Alors qu’est-ce que je fais maintenant, Bon Dieu ? » L’homme leva la main et s’épongea le front.

« Nous vous comprenons, dit doucement John. Mais qui êtes-vous ? »

Le soulagement s’inscrivit sur le visage de l’inconnu. « Oh, ouf… Vous m’avez fichu un coup, là. Écoutez, euh… » Il sourit à nouveau, montrant les plus grandes dents que Connie avait jamais vues dans une bouche humaine. « Ça ne se passe pas du tout comme je l’avais imaginé. Enfin, bon. Je m’appelle Raef, Évangeline et moi, on est venus vous sauver. Elle nous attend. Et, euh… » Il ferma les yeux, chancela et sembla retrouver l’équilibre avec un effort. « Remontons à bord, nous mettre à l’abri de cette chaleur infernale et Évangeline va nous sortir de cette pesanteur, et alors je vous raconterai tout ça. Bon sang, j’aurais jamais cru que la pesanteur me gênerait à ce point-là. Je veux dire, je sais que ça fait un bout de temps, et tout ça, mais… » Il s’interrompit, guettant une réaction sur leur visage placide. « Je suppose que je devrais passer plus de temps dans la roue de hamster pour me remettre en forme. » Il attendit, mais John ne dit rien. Connie avait l’impression d’observer la scène de loin. « Écoutez, retournons au vaisseau, c’est tout, dit-il finalement, presque avec tristesse. Évangeline nous attend. »

Il se retourna pour montrer le vaisseau comme si par hasard ils avaient pu ne pas le remarquer. Connie suivit son geste du regard et, bouche bée, ils virent tous les trois l’Évangeline s’élever aussi soudainement et silencieusement qu’un oiseau de mer, et monter rapidement dans le ciel bleu. Le temps de quelques battements de cœur, elle avait totalement disparu.

« Évangeline ! s’écria Raef. » Il fit demi-tour et se mit à courir vers l’endroit où elle avait été. « Attends ! Attends-nous ! » Mais le vaisseau était parti.

Alien Earth
titlepage.xhtml
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Lindholm,Megan-Alien Earth(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html